INFECT !

A propos d'un ouvrage infect paru chez un éditeur dont je tairai le nom, le Singe Vert, toujours aussi courageusement anonyme, n'ayant à sa disposition pour tout capital qu'un petit pavillon de banlieue très moche et très exigu, propose à son fidèle lectorat une exécution sous forme de lynchage médiatique, mais le "Singe Vert" est-il médiatique... Les éditions, comme chacun sait, n'ont pas de politique véritablement "éditoriale" : mis à part les collections policières ou les bandes dessinées, on ne peut pas dire qu'elles aient, en dépit de ce qu'elles cherchent encore et toujours à enfoncer dans l'âme des gogos qui les sollicitent, une quelconque "unité de production".

Certes, loin de moi l'idée saugrenue d'envoyer un recueil de poèmes à "Fleuve Noir" ou un récit de voyage au "Père Castor -Flammarion". Mais se faire retourner dans les délais les plus brefs son manuscrit, que l'on a mis des mois et des années à peaufiner, que l'on a tâché de présenter dans les formes, avec une toute petite lettre bien polie de présentation (pas trop longue, car ces Messieurs de l'Edition ont tout de même autre chose à foutre) -accompagné d'un simple catalogue, signifiant ­on a bien compris, vous savez... -qu'il faut d'abord "connaître l'éditeur" avant de solliciter sa parution...

Ce qui veut dire: "Apprends donc à nous connaître, pauvre plouc, avant d'envoyer ta merde" -traduction: mets donc la main au porte-monnaie, parce que nous, coco, on est des petits éditeurs besogneux comme des Thénardiers, qui ont bien du mal à survivre, tandis que toi, pauvre fonctionnaire sans­souci-à-la-fin-du-mois, tu ne mérites pas qu'on s'intéresse à toi, car les seuls vrais citoyens, les seules vrais Français, les seules personnes véritablement actives, ce sont celles qui prennent des risques financiers -le critère de jugement de ces Messieurs: d'un côté ceux qui prennent des risques financiers, de l'autre: les ploucs parasites qui s'imaginent, les couillons! "avoir du talent" -ah que je pouffe! -eh bien ce petit renvoi de manuscrit me semble aussi plein de mépris -inconscient, bien sûr, inconscient! ces gens-là ont la saloperie de l'innocence -qu'un renvoi de frites.

A quoi le Singe Vert répondit vertement: "Messieurs, Vous n'avez pas sollicité l'envoi de mon manuscrit, Vous me le renvoyez. C'est logique. Je ne vous ai pas sollicité l'envoi de votre catalogue. Je vous le renvoie. C'est logique. Ciao. "

...Comme ça ils verront l'effet que ça fait, quand on ne s'intéresse pas à ce que vous faites. Ca ne leur fait rien? Je m'en fous. J'ai pissé. La sensibilité de l'ardoise des chiottes m'indiffère au plus profond degré; mais i.1 est bon que les maisons d'éditions apprennent, sachent s'assimilent une bonne foi pour toutes jusqu'au fin fond de leur trou du cul, qu'elles ont pour nous très exactement la même signification qu'une ardoise de pissoir ou une cuvette à chiottes.

De temps en temps, la chasse d'eau s'inverse, et vous renvoie le trésor merdique de votre manuscrit tout empaqueté, c'est-à-dire édité; mais nous savons depuis Homère qu'il n'est rien de plus périlleux que le recours aux métaphores. Bref! Le titre auquel je m'attaquerai aujourd'hui est "Entre-Deux", par X, aux Editions du Haut du Mât, made in Japan. Je vous le dis tout de suite en vérité, ça va chier, parce que je n'ai pas aimé, mais alors pas aimé du tout, le Singe Vert va canarder.

La seule chose qui aurait pu me retenir de me lâcher eût peut-être été cette réflexion indignée de l'éditeur, m'interdisant de couvrir de merde un homme qui a écrit de tout son coeur pour tâcher de rendre les Aûûûûûtres un peu moins malheureux. Mais ce n'est pas Bonnomix lui-même (pas le dialoguiste, l'autre) que je vais conchier, mais tout un système de pensée qui a empoisonné, qui continue d'empoisonner ma vie, car même si j'ai découvert enfin l'antidote, il est désormais trop tard, et il me reste à vieillir en détestant l'humanité (humour).

Il est tout de même ahurissant de constater que le même personnage, qui a écrit un extraordinaire "Borgnol par lui­même" (il fut son secrétaire) -volume qui m'a permis d'approcher la pensée du maître de façon relativement claire -et un non moins époustouflant ouvrage sur Montaigne -se soit laissé aller à faire publier des fonds de tiroir aussi nuls. Que dis­je ? à laisser imprimer dans la préface une énormité telle que "Bonnomix est la modestie même ".

A supposer que oui, laisse-t-on quelque thuriféraire zélé que ce soit, fût-il Môssieu de Corbeil-Essonnes, écrire cela dans une préface sans protester? Si l'on m'avait fait ça à moi -et je vaux bien Monsieur Bonnomix, nous y reviendrons -je n'ose imaginer la scène majuscule qui me serait échappée, exigeant de supprimer cette mention, d'interdire à la vente les exemplaires portant une mention aussi compromettante?

Bon, admettons. Il y a plus grave. Il y aura de plus en plus grave, car j'essaierai de classifier mes emportements. Le premier grief, qui remonte à perpète, est de s'être abaissé au rang de sicaire et de sous-sbire de Borgnol afin de poignarder son rival; j'ai lu la réplique de commande de Monsieur Bonnomix : c'est d'une ineptie, d'un vipérin, d'un tortillé, d'un obscur, d'un stalinien, inimaginables. Et que l'Histoire avec un grand H aura raison des petits-bourgeois, que Monsieur l'Adversaire vit dans sa petite bulle petite-bourgeoise, bref c'est tout juste si on ne le traite pas de vipère lubrique. "C'est loin", direz-vous, "il y a prescription".

Eh bien pas du tout. Dans son recueil d'entretiens intitulé "Entre-Deux", l'éditeur a rapproché certaines conversations que a tenues avec sa femme dans les années 70, et d'autres datant de ces dernières années précisément. Notre philosophe a certes mis de l'eau dans son vin. Mais il est hallucinant, à faire dresser les cheveux sur la tête, de lire ce qu'il disait en 1974 : il nous parle du peuple comme d'une masse quasi-divine qui aurait toujours raison, car il faut élever l'ensemble de l'humanité à son plus haut degré de compréhension, d'intelligence et d'épanouissement, ce qui est très beau et louable.

Mais Bonnomix, comme tout bon dialecticien de l'époque, prétend qu'il existe un épanouissement universel et un épanouissement bourgeois! et que le peuple sait tout mieux que les bourgeois, qui lui enfournent leur savoir, leur culture, exclusivement bourgeois! Mozart, c'est bourgeois ! Hugo, c'est bourgeois! Camus, Dostoïevski, c'est bourgeois ! ...et qu'est-ce qu'il proposeraient donc; les gens du peuple? Mireille Mathieu? Christophe Dechavanne ? Lagaf?

Il ne faut pas effaroucher le peuple avec la dictature de l'écrit, l'intimidation répandue par le savoir! Mais encore heureux, camarade, que l'on s'approche avec respect du savoir et des chefs-d'oeuvre... Faut-il pour autant prôner l'ignorance, faire table rase dans les têtes, et proposer à nos universitaires bourgeois le savoir prétendument inné des braves gens de la campagne ou des micro-trottoirs?

Mais on est en pleine révolution culturelle chinoise, là, mon brave, avec des élèves qui envoyaient leurs instituteurs en camps de rééducation d'où l'on ne revenait pas! que dis-je, on est en plein Pol Pot, c'est l'époque! C'est quoi, cette revalorisation de l'ignorance crasse? Cette stigmatisation de tout raffinement et de toute grandeur au nom de l'étiquette, et allez hop, de "petit bourgeois" !

Le drame n'est pas de republier ces inepties dignes des ignobles couillonnades de la série des "Situations" de Jean-Paul Sartre, c'est de le publier sans le moindre recul ni commentaire significatif, resituant au moins ces énormités dans leur contexte! Alors ensuite, Bonnomix est devenu un "Entre-Deux" : entre deux chaises le cul par terre vraisemblablement, n'étant comme dit l'autre ni pour ni contre, bien au contraire.

Il se montre tel qu'il est, désespérément banal, "je suis n'importe qui" disait Sartre, nous faisant confidence de ses abondants succès sexuels au temps de sa jeunesse, comme n'importe quel mâle que je croise dans mes conversations (le moyen de le croire, quand on voit à quel point les femmes sont restées coincées, et que lui est censé en avoir tiré une quantité dans les années 50, c'est n'importe quoi, bref pardonnons-lui ce travers de mâle -mais heureusement il a rencontré la femme de sa vie, on navigue en plein Florent Pagny, bon, ce n'est pas grave).

Plus grave (j'ai déjà utilisé cette transition, tant pis) : il regrette, plus ou moins mollement, d'avoir descendu l'Adversaire en flèche, mais c'est pour préciser que la pensée de Borgnol était si vaste que de toute façon celle de l'Adversaire s'y trouvait incluse... Que -et c'est là l'argument bas de gamme par excellence -l'Adversaire n'avait rien inventé -mais pourquoi le flinguer, alors? -putain le sophisme!

Seulement Monsieur Bonnomix possède le travers, qu'il partage avec les politiques d'ailleurs, d'avoir tout vu, tout lu, tout su, tout parfaitement pigé avant les autres, de ne s'être jamais trompé, en bref, d'avoir toujours été en possession de la vérité. Il va même jusqu'à, comme on dit dans la collection "Profil d'une oeuvre", jusqu'à, dis-je, faire carrément la psychanalyse sauvage de Vailland, qui aurait dû faire ceci, avec les femmes ­décidément, Bonnomix est un grand spécialiste -qui aurait dû faire cela, bref, il nous montrerait bien à tous tant que nous sommes, pauvres couillons de lecteurs, ce que nous aurions dû faire.

Vous l'avez compris, Bonnomix fait partie de ce club innombrable des donneurs de leçons, Sartre étant le grand Prêchi-Prêcheur en Chef. Il fallait "s'engager" coco. Si tu ne t'engageais pas, tu n'étais qu'un pleutre, un esprit veule, un lâche, un petit bourgeois, un Russe blanc bon à crever de faim dans une mansarde comme Nina Berbérova, un chien d'anti-communisme primaire.

Certes, assurément, bien sûr, Bonnomix a risqué sa vie, dans des circonstances politiques et internationales particulièrement dramatiques: douze balles dans la peau, il a été héroïque, plus héroïque en tout cas qu'un petit couillon de prof qui ne risquait lui que la folie face à des classes de banlieue ou une sale affaire de cassage de gueule d'élèves ou de tripotage de gonzesse consentante (les risques du métier) -je confesse, humblement, à quatre pattes la queue dans la poussière, que je n'arrive pas à la cheville de Monsieur Bonnomix en ce temps-là.

Mais ce qui m'indigna, ce qui me fit pousser ce HEIN! majuscule qui échappe au lecteur lorsque tombe sous ses yeux une incongruité de calibre supérieur, ce fut de lire que Monsieur Bonnomix ne "[s'était] pas pris la tête dans les mains", dit-il à peu près, "pour [se] dire: "J'y vais ou je n'y vais pas 7" -mais qu'il avait engagé plusieurs actions en compagnie de personnes aussi convaincues qu'indignées -assurément, la cause en valait la peine et je la salue -et "[s'était] trouvé engagé."

Comment! hurlait en soi-même le Singe Vert, comment, voilà un de ces gros pleins de couilles, un de ces donneurs de leçons, modeste (ben voyons), déterminé, vouant aux gémonies tous ces lâches, tous ces inactifs, tous ces pauvres cons qui n'avaient pas le culot de s'engager, et qui vient nous avouer, comme ça, qu'il "s'est retrouvé" engagé ...sans savoir comment?

Mais est-ce que ce n'est pas justement à la suite d'un débat cornélien, d'une tempête sous un crâne ( hugolien pour le coup), pesant le pour et le contre dans l'affolement de la raison et de la passion, que l'individu s'engage dans une lutte? Où est la décision, où est le courage, où sont les glaouis, lorsqu'on n'a fait que suivre les mouvements de son coeur, de sa destinée? Où est le courage immense de l'engagement, quand il n'y a pas eu de décision, quand il n'y a pas eu de débat?

Alors comme ça pendant des décennies, pendant toute ma vie de cloporte, ces gens-là m'ont fait croire que j'étais un minable fonctionnaire grassement payé à ne rien foutre, un petit­bourgeois moutonnier, un moins que rien, une sous-merde petite-bourgeoise, incapable de risquer ma vie ou mon traitement de prof, incapable d'accéder à la grandeur de ces héros qui, ces héros que, ces héros dont, juste capable de lâcheté, de tremblements et de diarrhées ou d'ensommeillements confortables, alors qu'ils se sont contentés de suivre leurs premiers mouvements, de se laisser emporter par le torrent de leur destinée?

Il est où, là, l'engagement? Elle est où, ma lâcheté? Pourquoi ai-je dispensé mon admiration à des gens qui ne la méritaient pas, puisqu'ils n'ont eu aucun effort à fournir, puisque tout procédait d'un réflexe? Pourquoi ai-je passé mon temps, ma pauvre vie entière, à me fustiger, à me condamner, à me lamenter sur ma mollesse et mon indécision, alors que c'était aussi mon destin ? Tous ces dispensateurs farouches d'un art de vivre hors de portée des cloportes ressemblent à ces infirmes dont on nous dit qu'ils sont un modèle et un exemple de courage lorsqu'ils ont surmonté leur handicap, mais les pauvres types bien mous bien pleins de bonne volonté mais qui ont eu le tort de ne rencontrer sur leur chemin que des échecs, des échecs et encore des échecs, tous ces Messieurs héroïques sans avoir eu besoin de lutter un seul instant contre eux-mêmes, ne se sont-ils jamais interrogés sur le fait qu'ils ont eu du courage, eux, et que les autres n'en ont pas eu ?

Cela ne leur ai donc jamais venu à l'idée qu'ils ont eu bien de la chance, qu'ils ont bénéficié d'un hasard bien énorme, sans parler de Dieu qui est paraît-il hors sujet, pour obtenir ce courage-là, que j'ai recherché en vain toute ma vie en me traitant de lavette ? Vous ne voyez donc pas, Messieurs les héros, que vous désespérez les minables? Qui ne sont d'ailleurs pas plus minables que vous ? Vous ne voyez pas, Messieurs les puissants, que vous renfoncez les faibles dans leur désespoir?

Et que par-dessus le marché vous les renfoncez encore plus dans leur merde en leur disant avec modestie bien sûr qu'ils n'avaient qu'à? qu'il faut prendre sur soi, que c'est à la portée de tout le monde et qu'il faut être vraiment le dernier des cons pour ne pas y avoir réussi? Je vois là, moi, le signe d'une parfaite, odieuse et irréparable malhonnêteté intellectuelle.

En bon français, les bons apôtres m'emmerdent. Tous ceux qui réussissent d'une façon ou d'une autre m'emmerdent de toute façon.

Quand je passe mes manuscritrs à un directeur de troupe, il me les égare; si c'est un autre couillon qui le leur passe, eh bien il est joué sur les planches. Vous croyez vraiment que c'est parce que le second est supérieur au premier? En vérité les têtes d'affiche, en politique, en littérature, ne parlons pas d'héroïsme où il n'yen a pas, ne sont comme le dit Terzieff -que j'admire sans réserve, lui -dans "Temps, Contretemps", que les gens qui ont rencontré "les bonnes personnes au bon moment", et que ce n'est pas parce qu'ils leur est échu en partage dans leur petite corbeille à destinée de grimper sur le dos des lâches qu'ils ont le droit de faire chier le citoyen lambda avec leur réussite, qui est moins un encouragement qu'un immense renfoncement dans la merde.

Les successions de banalités dignes d'un éditorialiste de quotidien de province profonde n'auraient pas mérité le quart de la moitié d'un haussement d'épaules si elles étaient sorties de la plume d'un pauvre troufion de putain d'enculé de lampiste comme vous ou moi. Il ne me reste plus qu'à vous infliger quelques pages de cette soupe à l'eau. Page 77 : -il a connu Sartre, lui: en quel honneur? moi j'ai connu Machin, Truc et Tartempion, et je ne vaux pas moins que ce Monsieur qui écrit.

Toujours est-il que, bon, Monsieur Bonnomix, tout jeune, a rencontré non pas des principaux haineux et des gosses qui lancent des boulettes, mais, tiens, mon Dieu comme c'est bizarre et quelle coïncidence, Monsieur Sartre qui passait là par hasard. La personne qui lui pose la question au début de l'extrait est son épouse, sur laquelle je ne dis rien car je ne suis pas auteur d'articles de tabloïd people:

"Ce soir, j'aimerais te poser des questions qui sont en relation avec ce que tu as vécu dernièrement, à Paris, quand le Castor t'a pratiquement mis à la porte en t'accusant d'avoir parlé de la cécité de Sartre à un journaliste. Ce n'est pas le fait qui m'intéresse ici, c'est plutôt sa signification. Tu me diras ,si je me trompe : il me semble que ce qui s'est passé vient de ta propre attitude par rapport à la maladie, par rapport à la vieillesse et par rapport à la mort. Pour toi ces phénomènes ne sont pas quelque chose que l'on ait à cacher.. ni à soi, ni aux autres. Et tu fonctionnes envers les autres en tout cas avec ceux pour qui tu as le plus d'estime et d'affection -comme tu le ferais avec toi-même. Et c'est à partir de là que, humainement, ça "colle" ou ça ne "colle pas", selon les cas... Sartre c'est, Sartre, il n'est pas toi. L'entourage de Sartre est son entourage : tu ne sais, pas ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas, ce qu'on lui dit ou ce qu'on ne lui dit pas. D'une manière générale, dans notre société, nous vivons ces phénomènes comme autant de "tabou", ". Or tu as agi comme si ça allait de soi pour Sartre : comme si c'était toi le concerné. Tu vois?

Oui. Il y a deux aspects. Il s'agit de savoir si l'entourage de Sartre se préoccupe de lui cacher le problème ou se préoccupe de le cacher au public. Bien entendu, il doit y avoir les deux. Je ne sais pas de quel côté est le centre de gravité, et c'est évidemment deux questions différentes. Je n'ai pas voulu dire que Sartre était diminué: ce n'est pas un mot que j'ai utilisé, c'est le journaliste qui l'a employé. En outre, je lui avais demandé de ne pas transcrire cette partie de notre conversation concernant le problème de cécité.

Comme si tu ne connaissais pas les journalistes!

Oui... Si cela m'arrivait, je crois, vraiment, que ça me serait complètement égal. Je veux dire: je trouve que ce n'est pas seulement vis-à-vis de lui-même qu'un homme doit être conscient; je pense que c'est dans le rapport aux autres qu'il doit souhaiter que les autres soient conscients de ce qui lui arrive.

D'autant qu'il ne s'agit pas d'une maladie mortelle dans le cas de Sartre, ni d'une maladie diminuante ; c'est un accident dramatique, mais pas tragique. Il ne peut plus voir, il ne pourra plus jamais voir: il y a un aspect dramatique parce qu'irréductible, mais il peut inventer d'autres manières de fonctionner. En quoi serait-il intéressant de dissimuler qu'il ne voit guère plus, puisque les gens le rencontrent un peu partout: ils voient qu'il n'y voit plus, qu'il tâtonne en sortant d'un café, etc.

Ca me fait penser à ce que nous avons eu à vivre -alors, là, dans le drame absolu puisqu'il s'agissait d'une maladie mortelle à court terme -par rappport à Roger Vailland. Tu ne lui as rien dit, puisque Elisabeth en avait formulé le souhait, mais-par amitié et par estime -tu pensais qu'il était homme à pouvoir affronter sa maladie et sa mort en .face. Tu as ressenti très fortement qu'il était floué par son entourage, dans la mesure où on lui cachait la vérité de sa stuation.

Il y a eu, dans ces deux cas, la même apparente légèreté, dans ta manière, en somme, d'exprimer ton souci de casser le tabou. Tu ne respectes pas le tabou, simplement parce que toi tu le vivrais, probablement, en l'affrontant de face.

Je voudrais marquer des différences, puisque tu compares avec le cas de Roger. Je n'ai jamais voulu que ce soit dit, dans le cas de Sartre. Jamais je n'ai dit à personne de son entourage: il faudrait qu'il le sache. D'ailleurs le Castor m'avait affirmé, à plusieurs reprises avant cet incident, qu'il y avait les plus grandes chances pour qu'il en soit conscient. "

Fin de citation. Le Castor, pour les naïfs, c'est Simone de Beauvoir. L'interlocutrice est l'épouse de Bonnomix, qui lui sert constamment la soupe en trouvant immédiatement des excuses à son grand homme, avec maintes circonlocutions alourdissantes ­toujours le problème de le transcription exacte des conversaitons, qui me semble la négation même du style, mais passons.

Jean Marais n'est passionnant que lorsqu'il parle de Jean Cocteau; Jeanson n'est intéressant que lorsqu'il parle de Jean­Paul Sartre. Mais il faut conclure, ou plutôt décocher le dernier coup de pied du vermisseau (très drôle !) que je suis: Sartre, Bonnomix, tous les autres adeptes du volontarisme, du "y a qu'à" et autres dispensateurs de leçon de courage, de lucidité, de volonté et de couilles au cul ne m'ont absolument pas appris la liberté.

Ils m'ont appris que la Liberté n'était accordée qu'aux Seigneurs, par Dieu peut-être qui paraît-il est mort, et qu'elle serait toujours refusée, par prédestination janséniste ou édipienne peut-être, aux lâches. La liberté est une imposture, bande de clodos. Et ceux qui se tournent vers les handicapés et qui leur disent: "Comment? Vous n'êtes pas encore devenus champions de course en fauteuil comme les champions parolympiques ? Alors qu'il n'y a qu'à avoir de la volonté!" -ces gens-là sont des renfonceurs en merde, des prêcheurs prétentieux, et je ne vois pas pourquoi il faudrait les respecter sous prétexte qu'ils ont voulu "rendre les gens moins malheureux", alors qu'ils ne font que nous culpabiliser dans notre irrémédiable infirmité.

En conclusion, je continue mon petit bonhomme de chemin de larve de bonne volonté, et, définitivement, puissamment, je les emmerde...

sv